Contexte

La perte de la biodiversité et la dégradation des écosystèmes, deux phénomènes qui ne font que prendre de l’ampleur, sont maintenant bien documentées au Canada[1] et ailleurs dans le monde. Sur le plan international, les Objectifs d’Aichi pour la biodiversité de 2010[2] ont été adoptés pour assurer la protection et la conservation de la biodiversité tout au long de la Décennie pour la biodiversité des Nations Unies (2011 à 2020). Des travaux sont en cours pour élaborer un cadre mondial de protection de la biodiversité pour l’après-2020, qui servira de point de départ pour réaliser la vision de la Convention sur la diversité biologique à l’horizon 2050 : « Vivre en harmonie avec la nature[3] ». On prévoit que ce cadre sera adopté en décembre 2022 lors de la prochaine réunion de la Conférence des Parties à la Convention sur la diversité biologique.

Pour donner suite aux Objectifs d’Aichi pour la biodiversité, les gouvernements provinciaux, territoriaux et fédéral du Canada ont publié les Buts et objectifs canadiens pour la biodiversité d’ici 2020, qui « décrivent les résultats à atteindre grâce aux efforts collectifs d’une variété d’intervenants tant publics que privés dont les actions et les décisions ont un impact sur la biodiversité ». On y précise que « [l]es gouvernements doivent faire leur part, mais ils ne peuvent agir seuls[4]. »

Bien que les terres privées ne représentent que 11 % de la superficie du Canada, elles sont d’une importance capitale pour la conservation et présentent un risque accru de détérioration, voire de perte de biodiversité. On trouve des espèces en péril un peu partout au pays, mais leur densité est plus élevée dans le sud, où la majorité des Canadiens et Canadiennes habitent et une bonne part des terres sont détenues à titre privé. L’atteinte des objectifs relatifs à la biodiversité – notamment dans les aires protégées et de conservation – ainsi que la protection et le rétablissement des espèces en péril dans ces régions dépendra des terres privées protégées. Dans ce sens, les organisations non gouvernementales de conservation des terres jouent un rôle de premier plan.

Deux facteurs sont requis pour que les organismes de conservation des terres privés puissent continuer à soutenir les objectifs de biodiversité du Canada et augmenter la cadence de leur travail. Ces organismes doivent non seulement acquérir des terres de conservation ou des intérêts de propriété sur ces terres, mais aussi disposer des ressources nécessaires pour rester viables à long terme, et ainsi assurer une intendance et une protection juridique durables de leurs terres et accords de conservation. En plus de contribuer à l’atteinte des objectifs d’aires protégées et de biodiversité dans les régions les plus développées et densément peuplées au sud du Canada, cette approche procure des avantages tels que le maintien des infrastructures naturelles irremplaçables et des services écosystémiques pour atténuer les changements climatiques et mieux s’y adapter. La conservation des milieux humides, des rivières et des zones riveraines sur les terres privées contribue à réguler la qualité et la quantité des ressources en eau et à limiter les dégâts causés par les phénomènes météorologiques exceptionnels, tels que les crues et les sécheresses.

Qui plus est, ces terres permettent de pratiquer des activités de loisirs et de plein air, ce qui favorise la santé et le bien-être des gens. Ce dernier avantage revêt une importance particulière dans le contexte actuel de pandémie mondiale. La conservation et l’exploitation durable de la biodiversité sont au cœur de la culture, de la spiritualité, du mode de vie et des pratiques traditionnelles autochtones. Depuis des milliers d’années, les peuples autochtones assument leur rôle de gardiens et de responsables du territoire, de l’eau et de la faune. L’histoire du Canada est marquée par les efforts des communautés autochtones pour faire reconnaître l’importance de la biodiversité et des écosystèmes en santé. Aujourd’hui, ces communautés sont directement responsables des espèces et des terres relevant de leur autorité, en plus de jouer un rôle clé dans les initiatives de conservation et de protection des terres, de l’eau et des espèces sur des régions étendues du pays. L’histoire, le vécu et le savoir écologique traditionnel des peuples autochtones sont en train de façonner la manière dont nous envisageons et valorisons la conservation ainsi que la protection des terres partout au Canada, y compris les terres prioritaires dans le sud du pays. Ce travail est mis de l’avant dans le rapport du Cercle autochtone d’experts publié en 2018, qui s’intitule Nous nous levons ensemble :  Atteindre En route vers l’objectif 1 du Canada en créant des aires protégées et de conservation autochtones dans l’esprit et la pratique de la réconciliation[6].

Depuis un demi-siècle, plus particulièrement au cours des 25 dernières années, on constate que les gouvernements dépendent de plus en plus des organisations non gouvernementales pour diriger les efforts de conservation et de protection des terres privées. Cette dépendance se traduit par la création de divers programmes de conservation et d’intendance des terres ainsi que par la mise en place de lois habilitantes et de politiques fédérales et provinciales. On trouve au Canada plus de 150 organismes de conservation des terres et autres organisations non gouvernementales qui travaillent sur le terrain pour protéger des terres d’importance écologique et préserver la biodiversité d’un océan à l’autre.

En vue d’accélérer l’atteinte des objectifs nationaux de conservation de la biodiversité, y compris l’objectif 1[7] pour les aires protégées et de conservation et le nouvel objectif ambitieux 30x30[8], le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux et territoriaux continuent de soutenir le travail du secteur de la conservation des terres privées. Parmi les diverses mesures de soutien à cet effet, on peut citer les suivantes :

  • Une législation provinciale autorisant les conventions et les servitudes de conservation;
  • Des politiques et des mesures incitatives telles que le Programme des dons écologiques du Canada;
  • Un financement de la part des gouvernements provinciaux et fédéral.

 Bien que les gouvernements et les autres bailleurs de fonds continuent à soutenir les efforts des organismes pour acquérir des terres privées et les protéger, ceux-ci continuent d’exprimer des préoccupations sur l’intendance et la protection juridique à long terme de leurs propriétés et accords de conservation. À l’occasion du forum « Un dialogue national sur les approches en matière d’assurance du rendement pour les organismes de conservation au Canada » organisé en février 2020, les organismes ont fait ressortir plusieurs défis et possibilités relativement à l’intendance de leurs terres et accords de conservation. Entre autres préoccupations, ils ont mentionné les « risques juridiques à long terme (défense juridique et intendance) associés à la détention de terres en perpétuité[9]. »

Bien que le secteur de la conservation des terres privées ait plusieurs besoins et défis en commun avec d’autres secteurs caritatifs, il possède des caractéristiques qui le rendent unique. La propriété des terres ou les droits fonciers entraînent une obligation continue de gérer ou de surveiller les terres de conservation dans les cas où les actifs du capital naturel qui s’y trouvent doivent être protégés non seulement dans l’immédiat, mais aussi pour les générations futures. Par définition, les organismes de conservation des terres privées sont des entreprises à long terme ayant des actifs importants. Pour faire perdurer les avantages de ces actifs, ils doivent maintenir leurs activités courantes. Ils font également face à de potentiels problèmes et défis juridiques propres à leur secteur.

De nombreux organismes de bienfaisance élaborent des programmes annuels pour la prestation de services qui leur permettent de générer des revenus afin de financer leurs activités d’une année à l’autre. D’autres secteurs caritatifs doivent composer eux aussi avec la gouvernance et le maintien d’actifs importants dans le long terme, mais un défi s’ajoute pour les organismes de conservation des terres privées : ils ne disposent pas d’outils pour générer facilement des revenus non affectés suffisants à l’intendance et à la protection juridique de leurs propriétés et accords sur une base continue. Les organismes de bienfaisance dans les secteurs culture, de l’éducation et de la santé peuvent compter sur le soutien de bailleurs de fonds, y compris ceux du secteur public, pour gérer leurs actifs et leurs activités courantes. Par ailleurs, certains secteurs caritatifs comme les arts et la culture peuvent générer eux-mêmes des revenus supplémentaires, par exemple en faisant payer des billets d’entrée, ce qui contribue à la pérennité de leurs activités dans le long terme. La situation est tout autre pour les organismes de conservation des terres privées, qui ne sont pas pleinement rémunérés pour leurs services rendus de façon continue. En fait, on pourrait dire que ces organismes ne sont pas rémunérés du tout pour permettre à la société de bénéficier de leur travail à long terme.

Le besoin de financement stable et accru pour les organismes de conservation des terres privées est aussi réel qu’urgent. On évalue actuellement à plus de 2,3 milliards de dollars le patrimoine de conservation détenu par des organismes de conservation des terres privées, qu’il soit en fief simple (possession d’un titre sur la terre) ou visé par un accord de conservation[10]. De plus, ces organismes collectent des dizaines de millions de dollars par années à des fins de conservation. À ce montant s’ajoutent des millions de dollars en reçus fiscaux pour dons écologiques. Il est important de faire en sorte que ce patrimoine et les fonds consacrés à ce travail, ainsi que tout éventuel financement et don de terres, disposent d’un soutien adéquat pour assurer une protection et une gestion durables de l’ensemble des terres et accords de conservation.

Les bailleurs de fonds pour la conservation des terres privées jouent un rôle toujours plus important pour aider les organismes de conservation des terres privées à garantir des normes de gestion durables. Cela permet de protéger les dons des particuliers et des bailleurs de fonds canadiens privés et publics afin d’atteindre et de maintenir les résultats de conservation à long terme escomptés par ces derniers. La croissance et les investissements soutenus dans le secteur de la conservation des terres privées viendront inévitablement avec un lot d’enjeux juridiques, de conformité et de durabilité plus complexes qu’auparavant. Par conséquent, les bailleurs de fonds privés et publics voudront être rassurés quant à la conservation perpétuelle et à la viabilité des organismes à long terme.

Voilà pourquoi le moment est idéal pour étudier en profondeur les défis en matière d’intendance et de protection juridique auxquels font face les organismes de conservation des terres privées, puis cerner les occasions de relever ces défis du mieux que possible.

 

Définitions


Selon l’Union Internationale pour la
Conservation de la Nature (UICN), une aire
protégée est un « espace géographique
clairement défini, reconnu, consacré et géré,
par tout moyen efficace, juridique ou autre,
afin d’assurer à long terme la conservation de
la nature ainsi que les services écosystémiques
et valeurs culturelles qui lui sont associés. »
En outre, l’UICN reconnaît une aire protégée
à gouvernance privée comme « une aire
protégée, telle que définie par l’UICN, sous
gouvernance privée [et] gérée par un individu
ou un groupe d’individus [...], une entreprise
[ou un organisme à but] non lucratif comme
dans le cas d’organismes de recherche ou
religieux. »


Source : Union Internationale pour la Conservation de
la Nature, Lignes directrices pour les aires protégées à
gouvernance privée, 2018.

[2] IPBES, Rapport d’évaluation mondial de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques, Brondízio, E. S., Settele, J., Díaz, S., Ngo, H. T. (dir.), 2019. Secrétariat de l’IPBES, Bonn, Allemagne. 1148 pages. ISBN : 978-3-947851-20-1.

[3] Convention sur la diversité biologique, Objectifs d’Aichi pour la biodiversité, 2010.

[4] Conférence des Parties à la Convention sur la diversité biologique, Quatorzième réunion, CBD/COP/DEC/14/34, 2018.

[5] Environnement et Changement climatique Canada, Buts et objectifs canadiens pour la biodiversité d’ici 2020, 2020.

[6] Rapport et recommandations du Cercle autochtone d’experts (2018), Nous nous levons ensemble : Atteindre En route vers l’objectif 1 du Canada en créant des aires protégées et de conservation autochtones dans l’esprit et la pratique de la réconciliation.

[7] L’objectif 1 du Canada s’inspire de l’objectif 11 d’Aichi, qui urge les pays à élargir et à améliorer leur système d’aires protégées.

[8] L’abréviation 30x30 désigne l’engagement du Canada à protéger 30 % de ses terres et de ses eaux d’ici 2030.

[9] Centre pour la conservation des terres, Un dialogue national sur les approches en matière d’assurance du rendement pour les organismes de conservation au Canada, 2020.

[10] Selon les données de 2018 fournies par l’Agence du revenu du Canada